Entre Siberie et aujourd’hui
par
Guillaume Chauvin
De retour en Sibérie, je l’ai trouvée semblable à un
tableau de Repine, comme vu à travers la vitre d’un bus sale où les passagers,
silencieusement entassés, expirent de la buée... Treize ans après Poutine 1er, cette Sibérie est encore
un peu Far West, tellement à l’Ouest qu’il est à l’Est…
Sibérie donc. Même
chez un Russe ce nom projette encore les pires images : l’insupportable
climat, la sauvagerie des éléments, l’âme courageuse des indigènes ou le
magnétisme mystique du Baïkal… Et pourtant, malgré ces caricatures (qui n’en
sont pas toujours !), la région ne manque pas de res¬sources : vaste
comme plus de vingt France, elle représente près de 80% de la Russie et la
plupart de ses richesses. Un proverbe raconte même comment Dieu eut si froid en
survolant ces lieux que ses mains tremblantes laissèrent échapper tous les
trésors qu’elles contenaient : pétrole, gaz, or, minerais, bois précieux,
eau douce… Sans compter la multitude des peuples : Tatars, Bouriates,
Iakoutes, Tchouktches, Poumpokoles, Samoyèdes, Nénets, rus¬sisés par l’empire
puis rejoints par des Lithuaniens, Allemands, Ukrainiens, Chinois, Coréens, et
tant d’autres que l’histoire, le hasard, la folie et l’espoir ont guidé
jusqu’ici… Dès lors, vivre la Sibérie sans être sibérien, c’est presque vivre
l’Histoire comme si on y était ; comme du Dostoïevski vivant, couvert par
le tumulte des Toyotas et des I-phones…
La Sibérie est une
région trop grande dans un pays trop grand… Impossible d’y avoir une existence
normale. D’autant qu’elle est encore « jeune » : bien que les
bords du Baïkal aient toujours vu transiter les hommes et leurs mar¬chandises,
ces derniers ont implanté leurs cités le long du transsibérien seu¬lement deux
cent ans plus tôt. Être Sibérien impose donc un autre rapport à
l’histoire, au monde, aux distances (chaque ville est à une journée de train de
la suivante), au climat (moyenne hivernale de -30°), à la communication, à la
mort, et donc à la vie…
Dali disait de la révolution russe qu’elle fut comme
celle française, mais avec du retard, à cause du froid… Cela reste valable
aujourd’hui. À quoi s’ajoutent d’autres priorités, pratiques et quotidiennes,
elles… Pour tout cela la Sibérie demeure une région propice aux paradoxes
qu’impose souvent la vie russe... Ainsi, steppes et forêts sont vides mais les rues des villes débordent
d’Hum¬mers et de camions japonais… La région est riche à
milliards mais l’espé¬rance de vie d’un jeune ne dépasse pas celle d’un
somalien du même âge… On
déplore les ravages de l’alcool et du tabac mais ce sont les produits les plus
abordables... On admire la beauté des paysages (comme un Gers dont l’hori¬zon
serait Jura) tout en les polluant… On rase les monuments historiques pour les
reconstruire à l’identique... On parle un russe encore dénué d’anglicismes,
tout en étant peu bavards… Les traditions sont innombrables et la jeune
généra¬tion inculte… Il fait froid mais on mange des glaces... On est
xénophobes mais curieux… Modestes mais généreux... Et la corruption continue de
côtoyer les chamanes… Beaucoup ici disent que « le présent est mort en
accouchant du futur », avant de souligner fièrement combien leur pays est
le plus beau du monde, et de conclure, en français : « c’est la
vie ! ». Après quoi, l’on retourne espérer des jours meilleurs, figé
devant télévision et internet. Difficile alors de ne pas penser à ces moujiks
qui, il n’y a pas si longtemps encore, se trans¬mettaient la peste en
embrassant les icônes sacrées… Tragique salvation ! Mais sincère,
au moins. grands-reporters
Jean-Paul Mari
Journaliste,
né en 1950 à Alger. Il quitte l’Algérie à onze ans. Etudes de
psychologie, devient kinésithérapeute à l’hôpital Purpan à Toulouse, animateur
de radio aux Antilles Britanniques, grand-reporter à Radio Monte Carlo, au
"Matin de Paris" (Inde, Liban, Nouvelle Calédonie) puis, depuis 1985,
au Nouvel-Observateur.
Il a publié plusieurs centaines de reportages
effectués dans le monde entier (notamment conflits au Liban, Algérie, Israël, Syrie,
Jordanie, Egypte, Irak, Iran, Bosnie, Kosovo, Albanie, Arménie, Haïti, Amérique
latine (Pérou, Colombie, Bolivie, Mexique, Chili,Brésil, Cuba), Afrique (Côte
d’Ivoire, Erythrée, Ethiopie, Rwanda, Sierra léone, Libéria, Tchad, Nigeria,
Zaïre, Afrique du Sud), Asie (Sri-Lanka, Thaïlande, Birmanie, Bangladesh,
Afghanistan, Pakistan ), Australie, Timor, Indonésie, Philippines, USA,
Ex-Urss, Tibet, Chine...)
Il a écrit
"L’homme qui survécut.’’ Reportages. 1989. Editions Jean-Claude Lattes -
"Le prix d’un enfant.’’ Document
(avec Marie-France Botte). 1993 . Editions Robert Laffont - « Il faut
abattre la lune. » Récit, 2001. Editions Nil ( Réédité en mars 2003 sous
le titre : « La Nuit Algérienne. » Editions NiL - « Carnets
de Bagdad », Récit, 2003, Editions Grasset - « Carnets, Israël
Palestine » , Carnets de reportage (dessins de Yann le Bechec), 2004,
Editions Jalan Publications. Et un documentaire « Irak, quand les soldats
meurent », reportage, 64 minutes, 2006, produit par la Compagnie des
Phares et Balises et diffusé sur Arte.
Prix Albert Londres (1987).Prix des Organisations
Humanitaires Agena (1989).Prix Bayeux des Correspondants de guerre,
(Ouest-France), 1997. Prix
Bayeux des correspondants de guerre (1998).Prix Louis Hachette ( 2001 ). Prix
Méditerranée 2002 ( Pour le livre : « Il faut abattre la
lune. »)
Vient de publier "Sans blessures
apparentes", Enquête chez les damnés de la guerre, Octobre 2008, Editions
Robert laffont, un ouvrage enquête sur les traumas et blessures psychiques, qui
a remporté le Grand Prix des Lectrices Elle 2009 et le Prix 3ème Assises du
journalisme
A réalisé en 2010 un film "Sans Blessures
Apparentes", 63mn, tiré de son livre du même nom, qui a obtenu le Grand
Prix et le Prix du Public au FIGRA, Festival International du Grand Reportage
d’Actualité. Vient publier "La tentation d’Antoine", Roman, Éditions
Robert Laffont, janvier 2013.
All
images © Jean-Paul Mari
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